Tard dans la nuit, le plateau de tournage est éteint mais une lumière veille encore et la machine à fumée décide de se mettre à cracher.
Jean Marais enfile ses gants et traverse les miroirs(1).

Au commencement du jour et au bord de la nuit Tout est identique mais plus rien ne se ressemble. Nous entrons dans ces instants suspendus, où la poésie prend le pas sur la logique et où il nous faut accepter de croire ce que nous voyons avant d'y pouvoir trouver un sens.

Je réalise des installations mêlant les vocabu- laires du spectaculaire et de l'intime, et crée des espaces de sensibilités où les éléments plastiques sont les vaisseaux d'expériences physiques et théoriques.

Je manipule les reflets, la transparence, l'eau, le miroir sans tain et suis attentive à l’infime et à l’immatériel, à la lumière qui laisse des traces de poussière sur les murs, à celle qui sort du projecteur de cinéma pour se jeter sur l’écran, aux ombres et aux phares dans la nuit.

Je m’intéresse au temps, à l'espace, au cinéma, au théâtre et à la littérature mais c’est en rencontrant la photographie que tout s’est amorcé.
C'est lors de la prise de vue, quand on regarde le reflet de la réalité à travers un prisme et un miroir, puis que l'on observe le miroir lui-même. Tantôt dans l'appareil il nous donne la vue en protégeant le capteur ou la pellicule, tantôt il se soulève quand nous appuyons sur le déclencheur et nous rend aveugle, le temps que la lumière impressionne la pellicule ou le capteur.

Quand le miroir nous rend la vue, le processus est fini.
Comme si au pic de la concentration l'on était inéluctablement dissocié.e.s de l'évènement ; l'appareil ne nous permet jamais de voir l'instant capturé et ne nous propose que le miroir de la ré- alité, chaque prise de vue nous invitant à rejouer cette expérience de distanciation avec le réel.

Je suis conceptuellement et formellement intéressée par cet instant de rupture, au ressenti à la fois infime et éternel, et mon sentiment face à ce jeu de miroir m'a amenée à travailler la notion d' « écroulement du décor » telle que décrite par Albert Camus.

La notion d' « écroulement du décor » théorise le « sentiment de dissociation que l'on éprouve après quelque secondes d’absence dans l'aliénation du quotidien, cet instant où l'on a conscience de l'inconscient qui nous habite », cet instant où il y a une rupture entre nous et le monde et à l'issue duquel nous choisissons d'ignorer et de retourner au quotidien où de rester dans cet état en suspension. C'est cet instant de doute où Philip K. Dick se rendant la nuit dans sa salle de bain cherche à tâtons l’interrupteur à cordon pour allumer la lumière avant de se rendre compte que l’interrupteur est mural, qu’il n’y a jamais eu de cordon(2). Cet instant de doute où un palmier peut devenir un sapin(3).

Je cherche cet état de trouble, crée des espaces de réflexion et joue sur les mots(4) autant que sur les matériaux. Je souhaite et réalise la nuit en plein jour, la fumée sans feu. Mes œuvres ont différents niveaux de lectures selon la disponibilité d u s p e c t a t e u r. I l p e u t y t r o u v e r d e l ' h u m o u r a b s u r d e à des réflexions philosophiques, elles peuvent faire sourire comme induire un détachement au monde, détachement nécéssaire pour le regarder à nouveau.

De fait, mes installations sont des expériences à vivre et sollicitent l'interaction du spectateur, qu'il traverse une zone de fumée, un faisceau lumineux, où se trouve pris entre deux miroirs. Il est devenu acteur dans la lignée du spectacle total commandé par Artaud, il est invité à éprouver le sentiment que quelque chose de sensible est en train de se passer, ici et maintenant, quelque part ou ailleurs, et qu'il en fait partie.

ExtérieurINuit, détail, Maroussia Sallent, 2020

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